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Devant la cour d’assises de Paris, les témoins se succèdent au procès d’Eugène Rwamucyo, accusé de crimes contre l’humanité lors du génocide des Tutsi qui a fait entre 800 000 et 1 million de morts entre avril et juillet 1994 au Rwanda. Lundi 21 octobre, au quatorzième jour d’audience, leurs récits ont offert une plongée dans l’horreur.
« Les Interahamwe [les miliciens hutu] ont attaqué les réfugiés tutsi en leur donnant un coup de machette sur le sommet du crâne, un autre dans le cou et un dernier au niveau des chevilles pour éviter qu’ils ne s’échappent », a raconté Immaculée Mukampunga, rescapée du massacre du grand séminaire de Nyakibanda, dans la commune de Gishamvu, le 20 avril 1994. « Lorsqu’ils se sont approchés de nous, j’ai écarté les cadavres pour y placer mes deux enfants en les couvrant avec d’autres corps pour les cacher, a-t-elle ajouté en mimant la scène devant la cour médusée. Il y avait tellement de sang par terre qu’on ne voyait plus le sol. J’ai trempé mes mains dedans puis je me suis enduit le visage pour faire croire que j’étais morte. »
Courbé sur sa petite table à quelques dizaines de centimètres, Eugène Rwamucyo, 65 ans, prend des notes sans lever le regard. Employé à l’université nationale de Butare (sud) et affecté au service d’assainissement au moment des faits, ce médecin rwandais, qui comparaît libre, est notamment accusé d’avoir participé à l’ensevelissement de corps et à l’exécution de blessés lors de plusieurs massacres qui ont coûté la vie à près de 5 000 Tutsi.
Antoine Ndorimana, 9 ans en 1994, était réfugié dans la paroisse de Nyumba, à moins d’un kilomètre du grand séminaire. « Les Interahamwe sont entrés en disant : “Pas de pitié pour nos ennemis”. Ils étaient armés de machettes mais aussi de gourdins et de lances. Ils m’ont frappé sous l’œil droit », raconte-t-il en montrant sa blessure au président Jean-Marc Lavergne. Après avoir reçu plusieurs coups, le garçon a perdu connaissance. A son réveil, un engin de chantier creusait deux fosses communes devant la paroisse.
« Ceux qui avaient les chevilles coupées ont été transportés dans des brouettes jusqu’à la fosse et jetés à l’intérieur, poursuit-il. Ils étaient encore vivants et gémissaient. Ils ont été ensevelis. » Avec deux survivantes, Antoine Ndorimana est jeté dans le trou mais parvient à s’en extraire et à s’enfuir dans la brousse. « Avez-vous entendu prononcer le nom d’Eugène Rwamucyo ce jour-là ? », lui demande Jean-Marc Lavergne. « Ce jour-là, non », répond le témoin.
Antoine Ndorimana et Immaculée Mukampunga se disent « certains » du déroulement des faits. Mais le procès, qui se déroule trente ans après, a déjà prouvé que la preuve testimoniale était fragile. Thomas Nyamwigendaho, un témoin entendu vendredi et cité par le ministère public, a ainsi livré une version très éloignée – voire contradictoire – de celle qu’il avait donnée aux enquêteurs français pendant l’instruction, en 2017. « Vous aviez dit aux policiers que des prisonniers [chargés d’ensevelir les cadavres] étaient habillés en rose et encadrés de gardiens. Aujourd’hui, vous nous dites que vous étiez à un kilomètre de la scène et que vous n’avez rien vu, s’est étonné Jean-Marc Lavergne. Il y a un mystère. »
Eugène Rwamucyo, qui comparaît en France en vertu de la compétence universelle – un principe qui permet à un Etat de juger les auteurs de crimes graves quel que soit le lieu où ils ont été commis – et encourt la réclusion criminelle à perpétuité, n’a pas été interrogé après ces deux témoignages, cités à la demande du ministère public.
Au cours de l’instruction, lancée en 2007 à la suite d’une plainte déposée par le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), l’ancien médecin n’a pas nié avoir supervisé l’ensevelissement de cadavres, mais a indiqué avoir agi dans « une perspective d’hygiène » et non dans le but de supprimer les preuves du génocide des Tutsi. Il assure également qu’il n’y avait aucun survivant à l’intérieur des fosses. « Les cadavres s’amoncelaient. Ils étaient attaqués par des chiens des rues qui commençaient à les déchiqueter », a témoigné, le 11 octobre, Jean Nepomuscene Gahururu, à l’époque secrétaire général de la Croix-Rouge de Kigali, cité par la défense : « Il fallait bien gérer la question des morts qui s’entassaient. »
Selon l’ordonnance de mise en accusation de septembre 2022, que Le Monde a pu consulter, Eugène Rwamucyo, confronté aux témoignages d’Immaculée Mukampunga et d’Antoine Ndorimana lors de son dernier interrogatoire, a remis en cause leur véracité, les trouvant « incohérents ». L’accusé sera réentendu jeudi sur le fond de l’affaire, notamment sur son soutien présumé aux autorités génocidaires.
Il lui est aussi reproché d’avoir, au sein de l’université de Butare, « organisé des tables rondes et des réunions dont le but était d’inciter la population hutu à la haine et au meurtre des Tutsi », en particulier lors d’un discours prononcé le 4 mai 1994 en compagnie du premier ministre du gouvernement intérimaire, Jean Kambanda. Entendu le 11 octobre en visioconférence depuis une prison du Sénégal où il purge une peine de réclusion à perpétuité énoncée par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), ce dernier a apporté son soutien à Eugène Rwamucyo : « C’était un homme courageux qui faisait son travail et aimait la population. »
A la fin du génocide des Tutsi, Eugène Rwamucyo s’est enfui en passant par le Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo) et l’Afrique de l’Ouest. Il est arrivé en décembre 1999 en France, où sa demande d’asile auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) a été rejetée parce qu’il « avait vivement incité et encouragé ses compatriotes à participer à l’application du processus génocidaire ».
Eugène Rwamucyo obtient malgré tout un titre de séjour au début des années 2000, qui lui permet de rester en France. Après un diplôme de physiologie du travail et d’ergonomie obtenu à l’université de Paris-IV, il a rejoint le centre antipoison de Paris puis celui de Lille, avant d’être nommé médecin du travail à l’hôpital de Maubeuge (Nord). Son titre de séjour français arrivant à échéance, il est licencié puis part en Belgique. Le jugement est attendu mardi 29 octobre.
Pierre Lepidi
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